Demandez à quiconque travaille ou vit près du fleuve, tous connaîtront Fabio. Lui qui travaille sur les bateaux-mouches ou vit des aides de l’État, – lui qui s’invite dans les groupes de festoyeurs sur les quais ou finit ses nuits sous les ponts, – lui qui arnaque les touristes ou arpente les rives sans plus savoir où il est. Fabio concentre en caractère toute l’astuce, la fantaisie, – la folie, dirais-je –, dont je manque si souvent.
Pour ma part, d’un ordinaire pointilleux, distant et un brin insensible, on me prétend un homme de rigueur. Quoi que prétendent mes pairs, je sais le sens qui se trouve caché dans ce mot.
Je vous le dis, je ne suis pas pour autant un homme rigide !
Ce serait ignorer comment je m’anime en la présence de Fabio, de quelle façon mon caractère change d’aspect et s’éclaire. En société, je porte un masque, qui m’a valu tant de moqueries, – avec cet ami, je le retire !
C’est près du fleuve que je rencontre habituellement Fabio. Pendant combien d’heures avons-nous arpenté les rives, discutant jusqu’à remodeler les contours du monde ? Combien de secrets ai-je confié à cet ami, qui m’est plus proche qu’une famille ? Combien de fois ai-je rassuré ce frère dans ses pensées instables ? J’ai envers Fabio une confiance sans faille, déraisonnable même, – qu’y puis-je ?
Par un matin de début d’automne, je le trouvai avant le début de mon service. Il n’avait pas son air éternellement espiègle : je le vis au contraire agité et distrait. Fabio peut agir comme une énigme à forme humaine. Il était évident qu’une pensée le préoccupait, car son regard, se fixant momentanément sur moi, revenait invariablement vers les eaux du fleuve.
Quand enfin il s’ouvrit à moi, il m’expliqua en ces mots :
« Vrai ! Je suis troublé. La veille, ayant longuement marché, je me suis assis au plus près de l’encre des eaux. Une péniche non loin répandait ses lueurs et sa musique. Le son des synthés, rebondissant sur la surface du fleuve, m’atteignait au cœur et secouait ma fatigue.
« Quand vint le refrain, les lumières s’abaissèrent ensemble, les rayons en furent projetés hors du bateau, vers l’eau en contrebas. De ma position, je pus avoir un bref et fugitif aperçu de l’envers du fleuve.
« C’est là, s’anima-t-il en serrant mon bras, c’est là que je l’ai vu !
« Telle une ombre dans les ombres, une forme dans les flots, cette silhouette aussi grande qu’indistincte occulta un instant les illuminations et rendit à l’eau son obscurité première. Sur ma tête, je te le jure, j’ai vu une pieuvre dans le fleuve ! »
Ayant écouté, je gardai en moi mon sentiment immédiat. Sans qu’il en eut parlé, je suspectais son goût du délire, – l’état second et hébété, – qu’il atteignait à l’aide de subtils mélanges d’alcools. Cet équilibre dangereux, constitué en jeu, avait plus d’une fois poussé son esprit au point de rupture.
Cependant, qu’il l’ait deviné à l’expression de mon visage ou par mes reproches passés, il réfuta hâtivement mon hypothèse : il n’était pas de nature fragile et jamais il n’avait vu, même dans les plus vives de ses crises, une chose avec cette précision ni cette force. Cet animal était réel, je devais le croire !
Je dû laisser là notre conversation, qui ne cessât de m’intriguer le jour durant. J’accomplissais mes tâches habituelles, pendant que des questions émergeaient et encombraient le fil de mes pensées. Bientôt, j’examinai le cas comme je l’aurais fait d’un objet étrange et insolite.
Une part de moi se faisait un principe d’accepter, sans la comprendre nettement, l’existence de cette créature. Comment pouvait-elle quitter les eaux salées ou saumâtres de son habitat naturel, pour s’accommoder de la douceur des eaux fluviales ? Pourquoi nul savant, éclusier ou riverain n’en aurait rapporté l’existence ? La presse, si avide de ce genre de faits, ne devrait-elle pas en faire mention ?
Une autre part de moi ne pouvait concevoir qu’une telle chose fut réelle, et questionnait plutôt la véracité du témoignage. Mon ami ne donnait-il pas trop de poids à une vision incertaine ? N’avait-il pas eu ces derniers temps un comportement absent, flottant ? Si j’avais raison de voir là des symptômes, pouvait-il traverser un nouvel épisode de psychose ? Je ne suis pas versé dans les arcanes de la psyché humaine, aussi me refusais-je d’entretenir ces doutes sur Fabio, – mais ils subsistaient.
Le soir-même, j’exposai à Fabio mes réflexions. J’avais craint de le heurter, mais il reçut mes dires avec calme. Sans vouloir réfuter le caractère improbable de sa découverte, il m’opposa quelques constats simples. La pieuvre ne pouvait pas être imaginaire, puisqu’il l’avait vu ; partant, puisqu’elle était réelle, il devait y avoir des preuves de son existence.
Je sentais implicitement le paradoxe nouant son raisonnement. Sans doute aurais-je dû défaire les fils de ce syllogisme spécieux, sinon refuser de cautionner ses dires en ayant l’air de leur donner foi. Les projets de Fabio avaient pourtant quelque chose d’intrigant : c’est à partir de cet échange, je crois, que ma curiosité fut piquée.
Nous imaginâmes tous les moyens à employer pour capturer, du moins apercevoir et décrire la pieuvre, – comme Fabio s’obstinait et comme je vins à l’appeler.
Les pièges que l’on trouve dans certaines boutiques, trop petits, ne nous auraient pas été utiles. La pieuvre était grande et longue, assurait Fabio, et un piège de dimensions suffisantes serait difficile à fabriquer par nos moyens. Je proposai plutôt de fabriquer une lunette afin de faciliter nos observations. Le fonctionnement en serait rudimentaire, donc la fabrication d’autant plus simple.
Il nous fallut quelques jours d’efforts communs pour concevoir cet outil. C’était un objet simple en apparence, – une boîte d’un mètre de long, ouverte au-dessus et au bas d’une des faces : en le tenant à hauteur de bassin, le regard dirigé vers le fond était réfléchi sur un miroir incliné et embrassait l’environnement aquatique du fleuve.
Quand nous mirent à l’essai le dispositif, le climat s’était beaucoup dégradé, des nuages bas et lourds succédaient à de trop rares éclaircies. Nous nous tenions en bas d’un embarcadère, là d’où mon ami avait initialement aperçu la pieuvre. En cette heure précoce du jour, la péniche était silencieuse et les passants rares.
Ayant réuni dans un filet des restes de crustacés et une pierre pour lest, je le jetai à quelques brasses du bord. J’espérais que cet appât fût suffisant pour attirer notre objet d’étude.
Fabio, qui avait longuement regardé par la lunette, m’invita à m’approcher. Refrénant l’horreur que m’inspirait le contact de cette sale eau fluviale sur mes pieds, j’observai à mon tour.
Dans l’obscurité première qui m’était donnée à voir, il me fallut quelques temps pour discerner les lueurs descendant de la surface, – éclairant comme au travers d’un brouillard, – puis voir les volutes de boue dans l’eau turbulente et, plus difficilement, les bas-fonds du fleuve, – peuplés de poissons, d’objets bizarres et d’ombres furtives.
Sans doute qu’au moment d’écrire ces lignes, je donne un peu de cohérence aux impressions qui infusaient alors en moi. Je devais l’admettre, je ne savais rien de ces espaces cachés dans les eaux du fleuve. Mes observations changèrent mes doutes obstinés en une vague incertitude, – je m’ouvrais progressivement à l’idée que quelque chose, – pieuvre ou d’une autre espèce, – pût se dissimuler dans les algues et les remous.
Fabio parvint, je ne sais comment, à nous procurer un grand filet, sous la forme d’un volumineux rouleau qu’il nous fallait porter à deux. Cette prochaine expérience présentait davantage de risques, mais me semblait plus à même de réussir.
Lors d’une nuit sans lune, sous une pluie grandissante qui estompait notre silhouette et le son de nos pas, nous nous rendîmes en aval, dans cette partie de la ville autrefois industrielle. J’avais appréhendé cette aventure furtive, craignant d’être découvert par la police fluviale ; le moment venu, mon esprit était resté tendu et attentif.
Les quais avaient été rendus à une flore vivace. Des herbes hautes et des arbustes, mettant à jour toutes les failles, poussaient en ordre chaotique dans le béton et l’asphalte. Il me venait l’impression d’aller au-devant de l’inconnu, dans ces lieux laissés aux animaux nocturnes et aux hérons à l’affût.
Le pont que nous avions repéré enjambait le fleuve sur deux-cent mètres, et reposait sur trois piles distantes d’un peu plus de soixante mètres. Les navires passaient rarement entre la rive et les piles les plus proches. Je m’étais aperçu que Fabio était fort intimidé, aussi l’avais-je remplacé pour accomplir notre action.
Une échelle était ici scellée dans le quai : nouant un lien à ma taille, je descendis les barreaux, rendus glissants par l’eau et les algues. En m’immergeant, je retins mes protestations et tentais d’oublier les hydrocarbures et les métaux lourds, les bactéries et les parasites, les maladies et les effets nocifs qui se trouvaient dans ces eaux froides. Je nageai jusqu’à la première pile, luttant contre un courant plus puissant que je l’avais cru. Une fois parvenu au bout, je me juchai sur la semelle du pont et tirais à moi le lien – tendant, mètre à mètre, le grand filet lesté, aux mailles fines et solides, – des mailles qu’une pieuvre ne saurait traverser.
J’ignorais si un tel dispositif était à même de capturer la pieuvre, ni si la force du fleuve ou d’une péniche n’allait pas l’emporter. En toute franchise, j’aurais été le premier à souligner la bêtise de nos tentatives, mais je ne pouvais pas dire qu’elles étaient inutiles.
Sur les flancs du fleuve, par cette première nuit des pluies, nous nous trouvions seuls et souverains de cette fraction du monde. Contrairement à vous, qui chaque jour traversez le fleuve sans le voir, nous le parcourions, nous l’explorions, – nous l’avions fait nôtre.
Les pluies qui avaient débuté cette nuit s’accentuèrent, décuplant leur force. À leur suite vinrent les vents, qui firent plier les arbres et renversèrent les imprudents restés dehors.
Le fleuve s’épaissit, ses eaux grises montèrent progressivement, jusqu’à affleurer au niveau des quais, puis débordèrent enfin en inondant les cafés, les restaurants et les cimenteries sur les rives.
La crue donna à la ville l’aspect d’une Venise continentale, pendant ce petit nombre de jours où de rares embarcations naviguaient dans les rues submergées. Après que les pluies eurent cessé, après que les eaux se soient retirées, une poisseuse odeur de vase empêtra longtemps la ville.
Je revins à ma routine, auparavant si rassurante de certitude et de fixité, qui me semblait maintenant irréelle. Je n’avais plus goût au travail, – mes pensées étaient paralysées par des visions morbides : tour à tour, j’imaginais Fabio emporté par le courant, – ses forces diminuant jusqu’à ne plus permettre de nager, – son visage livide et sans vie touchant la vase au fond. Quand tout cela me devint trop odieux, je quittai les bureaux et marchai vers le fleuve.
Si le fleuve s’était retiré des rues, il n’avait pas encore quitté les quais et gardait une espèce de largeur majestueuse. Les eaux stagnaient à la hauteur de mes cuisses, je sentais sous mes semelles le limon et le sable déposés sur les pavés. Je ne craignais plus ni le courant, ni la saleté : j’avançais lentement au milieu de tous ces objets flottants que la crue avait volé à la ville.
Comme m’éveillant d’un songe, je vis que mes pas m’avaient guidé le long du fleuve, jusqu’au pont de cette nuit fatidique. Là, je trouvai Fabio qui me salua comme si rien ne s’était passé. Il me dirigea vers le filet, tendu au plus fort de ses capacités, où je vis une masse agitée dans les mailles. C’étaient des appendices tâtant en toutes directions, une peau d’apparence lisse, enfin des couleurs pâles et moirées qui changeaient d’un moment à l’autre.
Sans plus parler, je dénouai l’attache du filet et libérai ce qui s’y était entravé.
Nouvelle au bord du fleuve, inspirée par les récits mystérieux d’Edgar Poe. Un homme veut prouver à son ami que la pieuvre aperçue dans le fleuve n’est pas réelle. Au fil de ses recherches, lui-même n’en est plus si sûr.