Biopic

Nouvelle dialoguée entre deux stars. Un (futur) acteur discute avec un (vrai) producteur. Ensemble, c'est sûr, ils feront de grandes choses !

AMOS

Imagine. La mer agitée, le vent qui soulève les embruns, un bateau de pêche dans les vagues. Un marin remonte les filets à bord. Il en tombe des poissons qui recouvrent le pont. Plan rapproché sur le pêcheur : milieu vingtaine, visage régulier, barbe de trois jours, l’air faussement négligé. Peu importe, le tout c’est de laisser croire au pêcheur.

Scène suivante : il rentre chez lui, ses enfants se jettent dans ses bras. C’est touchant, ils sont tellement heureux de se retrouver ! Il leur a ramené une boîte de poissons panés. Plan sur les poissons dans la poêle, plan sur les assiettes remplies, plan sur le paquet, et cetera. On verra, je suis pas publicitaire. Et là, plan large sur la famille : les enfants se régalent, je me tiens derrière eux et sourie, on profite tous de ce moment privilégié. Fin !

YANIS

C’est ça, ton premier rôle ? T’as rien de plus inspiré que la pub Findus ?

AMOS

C’est un premier rôle de malade !

C’est vrai, les poissons panés, ça vend pas du rêve. Les gens verront plus les surgelés que ma gueule. Mais je t’assure que je serai sur tous les écrans, et ça juste avant le film du soir ou les vidéos de cuisine. Les plans sont super courts et le rôle pas glorieux. Alors faut être encore plus convaincant ! Jouer un personnage auquel on s’identifie, sans trop en faire. C’est ça, d’être acteur !

YANIS

Disons que t’es bon dans la pub. Les producteurs aiment ce que tu fais, ils te prennent pour d’autres projets. Et ensuite ? Tu comptais pas faire du cinéma ?

AMOS

J’y viens, mec. Je vais faire de tout. Les pubs Findus. Les court-métrages d’étudiants. Les vidéos Leroy Merlin en boucle où je monte des étagères ou débouche des chiottes…

Puis je vais faire un film. Un film marrant. Un type bosse dans une animalerie, le rayon des poissons, au fond du magasin. Il passe ses journées au milieu des aquariums, dans la lumière des néons. Et pendant les heures creuses, le type s’ennuie tellement qu’il commence à parler aux poissons…

YANIS

Arrête, tu vas perdre le public avec ça.

AMOS

Je t’assure, je serai super dans ce rôle ! Et imagine les clients, comme ils sont bizarres ou énervants, il y a de quoi créer plein de situations décalées.

YANIS

Ça suffit pas, t’as juste le début du film. Si tu veux que ça marche, il faut une histoire d’amour, il faut en faire une comédie romantique.

Chacun viendra chercher ce qu’il veut dans le film. Certains veulent rire des personnages, comme tu dis, et d’autres veulent des sentiments. Là, il faut des quiproquos et de la tendresse entre ton vendeur et la cliente. S’il est réservé, elle sera excentrique, elle viendra acheter un piranha ou un poisson blob. Au fond, c’est toujours les mêmes ficelles, tout les sépare et à la fin ils se trouvent.

Le film aura pas de gros moyens, alors faut pas se prendre au sérieux, faut assumer le décalage, et là, ça deviendra culte.

AMOS

Carrément ! Un film culte, t’imagines le tremplin ?

YANIS

Ça te fera une belle carte de visite. Avec ça, je te ferai voir du monde.

AMOS

Quoi, t’as des contacts ?

YANIS

Un peu que j’en ai ! Les prods, les réals, les difs, je les connais tous.

Ton début de carrière, faut le voir comme une guerre. Tu t’es fait remarquer dans ton premier film, maintenant faut s’imposer, alors tu vas jouer autant que possible, dans des films, des téléfilms, des séries, des comédies, des policiers…

AMOS

Et des drames ?

YANIS

…Et tu seras dans toutes les matinales, sur tous les plateaux, sur toutes les plateformes. Je te trouverai un conseiller de com’ pour soigner ton image. Faut qu’on parle de toi et qu’on voit tes films.

AMOS

T’es mon agent, si je comprends bien ?

YANIS

Non, enfin pas seulement… Disons que je t’accompagne et te mets en avant. Je suis ton gérant et ton producteur. Je te trouve des projets que tu peux pas laisser passer, comme des coprods internationales, des séries Netflix, des blockbusters de l’été, tu vois ?

AMOS

Et les rôles, c’est quoi ?

YANIS

Un film policier, euh… T’es inspecteur dans la brigade des Stups… et tu fais équipe avec un flic américain. Voilà, c’est une grosse opération conjointe dans la mer des Caraïbes, les Stups avec le FBI, tu vois ? Au fond, c’est comme Narcos, mais en haute-mer, avec des hors-bords et des hélicoptères.

Faut que je prenne des notes !

C’est quoi, cette tête ? T’aimes pas ?

AMOS

Pourquoi tu me parles de ça ? C’est pas mon genre de rôle.

YANIS

Faut d’abord se faire connaître, jouer dans des films qui éclatent le box office, ensuite tu peux choisir tes projets. C’est comme ça que ça marche.

AMOS

T’en sais rien, Yanis. Si tu t’y connais vraiment, pourquoi t’es encore ici ?

YANIS

Je te l’ai déjà dit, ici, c’est temporaire…

AMOS

Écoute. Si je fais du ciné, c’est pas pour remplir des salles, négocier des gros contrats, puis me tirer à Saint-Trop’ ou Saint-Bart’.

YANIS

Pourquoi faire du ciné, alors ? Tu veux quoi ?

AMOS

Je veux des putains de rôle, mec ! Des rôles à la Daniel Day-Lewis, Joaquin Phoenix ou Javier Bardem. Rien à faire des blockbusters, je veux des grands rôles. Des personnages qui font vivre le film, puissants comme ils sont.

YANIS

Disons que t’as fait de bons films, tu t’es fait connaître. On a les scénaristes, les réals et les prods dans la poche, je peux te monter un projet sur-mesure. Tu fais quoi ?

AMOS

Franchement ? J’y ai souvent pensé. Il y a un rôle que personne d’autre n’a fait. C’est adapté d’un bouquin, un vrai classique. Ce que je fais, c’est le capitaine Achab dans Moby Dick.

Un style quelque part entre Werner Herzog et Paul Thomas Anderson. Un thriller psychologique, rude, qui te captive pendant trois heures et dont tu sors pas indemne.

YANIS

Ouais, je l’imagine déjà. Un moment, Achab paraît amical, puis il se révèle monstrueux.

AMOS

T’as capté !

T’auras un personnage normal, Ismaël, auquel on s’identifie. En face, je vais camper Achab comme un type ambigu. L’autre a pas envie de le suivre, il sait qu’il est dangereux, pourtant il est fasciné et le suit jusqu’au bout. C’est un jeu psychologique.

À la fin, on se demande même qui, entre la baleine et le capitaine, est le plus terrifiant.

YANIS

Les scènes qu’on peut faire avec ça ! Il y a de quoi mettre des claques aux spectateurs…

AMOS

…des scènes d’aventure, en pleine mer ou au large des glaciers, puis des scènes en huis-clos, dans un décor oppressant de soute de baleinier…

YANIS

…je vois déjà les critiques, c’est fini le jeune espoir, ils te donneront du Amos impérial

AMOS

…personne s’attendra à un projet de ce calibre, ça va cartonner auprès du public…

YANIS

Amos, on peut viser les Palmes et les Oscars avec ça !

AMOS

T’en dis quoi, on se lance ?

YANIS

Tope-là !

Une sonnerie retentit, c’est la fin du service. Des ouvriers quittent leur poste, d’autres viennent les remplacer. Rien ne ralentit le débit des poissons panés qui défilent sur le tapis roulant.

La lumière crue à l’intérieur de l’usine est trompeuse, il fait nuit dehors. Amos et Yanis partent chacun de leur côté. Leurs projets attendront.

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